Il me fallait citer un large extrait de ce roman, tout simplement parce que l’écriture d‘Andreï Kourkov vaut le détour. J’ai lu Les abeilles grises par un concours de circonstances et j’ai été ravie de découvrir un auteur (que j’aurais dû lire depuis longtemps, mais, bien sûr, la pile à lire énorme, tout ça, tout ça…). Et puis, je dois le dire, j’ai parfois eu des déception avec la littérature slave (russe/ukrainienne) qui ne correspond pas toujours à ma sensibilité. J’y vais donc un peu comme on marcherait sur des oeufs, dorénavant.
Mais avec Les abeilles grises, on peut ouvrir le roman sans appréhension : l’humour côtoie les côtés les plus sombres et désespérés (il est question de guerre). Et la plume de Kourkov est succulente avec ce brin de décalage nécessaire.
Donc, ça parle de quoi ?
La première partie se déroule dans la zone grise du Donbass, une sorte de no man’s land que se disputent les séparatistes ukrainiens pro-russes et l’armée ukrainienne gouvernementale. Les gens ont fui car régulièrement, des bombes tombent sur les habitations, des tirs se font entendre, il n’y a ni eau, ni électricité. Heu, vraiment ? En fait, dans le village de Mala Starogradivka, abandonné, deux habitants sont restés. Sergueïtch, l’apiculteur, et Pachka, proches de la cinquantaine et ex-ennemis d’enfance se côtoient et en viennent à se serrer les coudes. Un jour, notre apiculteur prend la route pour la Crimée pour le bien de ses abeilles. Commence une sorte de voyage drôle et décalé en Absurdie.
Les situations, les dialogues sont parfois dignes de Beckett (« En attendant Godot« ). Il y a aussi un peu de son illustre compatriote Boulgakov, (« Le maître et Marguerite« ) dans les Abeilles grises avec l’absurde et le cocasse (souvent mêlé de désespoir).
Pourtant, le roman est aussi empli d’espoir, de beauté, de moments très touchants, de poésie (la nature quand Sergueïtch voyage avec ses abeilles). Les personnages qu’il croise au fil de son périple sont particulièrement succulents.
« La bouilloire chantait sur le poêle. On n’éteint pas un poêle comme une gazinière, aussi la bouilloire dût-elle continuer à chauffer pour rien jusqu’à ce que son propriétaire l’en ôtât, saisissant la poignée brûlante en usant d’un vieux torchon de cuisine pour se protéger la main. Il versa l’eau dans une tasse en faïence marquée du logo de l’opérateur de téléphonie mobile MTS, et l’agrémenta d’une pincée de thé. Puis il souleva du plancher un bocal d’un litre de miel qu’il posa sur la table.
« Je pourrais inviter Pachka », songea-t-il en bâillant. Avant de se dire : « Bah, je suis bien comme ça ! Je ne vais pas aller le chercher à l’autre bout du village ! »
Le fait que « l’autre bout du village » se trouvât tout au plus à quatre cents mètres de sa maison ne changeait rien à l’affaire.
Il n’avait pas achevé sa première tasse qu’une explosion retentit non loin. Les vitres tremblèrent avec un tintement à fendre les tympans.
« Ah ! les cons ! » lâcha-t-il avec amertume. Il reposa vivement la tasse sur la table, éclaboussant celle-ci de thé, et courut à la fenêtre la plus proche. Il vérifia qu’elle n’était pas fissurée. Non, intacte.
Il inspecta les autres fenêtres, toutes étaient sauves. Il réfléchit : ne devrait-il pas aller voir où ça avait pété, et si une maison voisine n’avait pas été touchée ? «
Le lien entre l’apiculteur et ses abeilles, émouvant, constitue le fil conducteur (et non, je ne dirais pas pourquoi elles sont grises).
C’est un roman bien mené, lumineux, malgré le propos, qui ferait un film magnifique s’il était bien adapté…
Un roman qu’il faut lire.
Résumé : Dans un petit village abandonné de la «zone grise», coincé entre armée ukrainienne et séparatistes prorusses, vivent deux laissés-pour-compte: Sergueïtch et Pachka. Désormais seuls habitants de ce no man’s land, ces ennemis d’enfance sont obligés de coopérer pour ne pas sombrer, et cela malgré des points de vue divergents vis-à-vis du conflit. Aux conditions de vie rudimentaires s’ajoute la monotonie des journées d’hiver, animées, pour Sergueïtch, de rêves visionnaires et de souvenirs. Apiculteur dévoué, il croit au pouvoir bénéfique de ses abeilles qui autrefois attirait des clients venus de loin pour dormir sur ses ruches lors de séances d’«apithérapie». Le printemps venu, Sergueïtch décide de leur chercher un endroit plus calme. Ayant chargé ses six ruches sur la remorque de sa vieille Tchetviorka, le voilà qui part à l’aventure. Mais même au milieu des douces prairies fleuries de l’Ukraine de l’ouest et du silence des montagnes de Crimée, l’œil de Moscou reste grand ouvert…