Premières lignes
« Le pire serait derrière nous, parait-il.
Pourtant, nous demeurons tapis à l’orée de demain,
Figes dans nos foyers tels des fantômes acéphales,
Attendant de nous rappeler exactement
Ce que nous sommes censés faire.
& nous sommes censés faire quoi, exactement ?
Écrire une lettre au monde en tant que fille du monde.
Nous écrivons tandis que le sens s’évanouit,
Nos mots sont de l’eau qui coule sur un parebrise.
Le diagnostic du poète est que notre vécu
S’est déjà formé en un rêve fiévreux,
Aux contours arrachés à la boue de l’esprit.
Pour répondre de ses actes il faut les rapporter :
Non ce qui a été dit, mais ce que cela voulait dire.
Non pas les faits, mais ce qui a été ressenti.
Ce qui était su, même sans être nommé.
Notre plus grande épreuve sera
Notre témoignage.
Ce livre est une bouteille à la mer.
Ce livre est une lettre.
Ce livre est sans concession.
Ce livre est éveillé.
Ce livre est une veillée.
Car qu’est donc une archive sinon un jugement ?
La capsule capturée ?
Un dépositaire,
Une arche articulée ?
&le poète, le gardien
Des fantômes & des gains,
De nos démons & de nos rêves,
De nos hantises & de nos espoirs,
À la préservation
D’une lumière si terrible. »
En version originale :
« Allegedly the worst is behind us.
Still, we crouch before the lip of tomorrow,
Halting like a headless hant in our own house,
Waiting to remember exactly
What it is we’re supposed to be doing.
& what exactly are we supposed to be doing?
Penning a letter to the world as a daughter of it.
We are writing with vanishing meaning,
Our words water dragging down a windshield.
The poet’s diagnosis is that what we have lived
Has already warped itself into a fever dream,
The contours of its shape stripped from the murky mind.
To be accountable we must render an account:
Not what was said, but what was meant.
Not the fact, but what was felt.
What was known, even while unnamed.
Our greatest test will be
Our testimony.
This book is a message in a bottle.
This book is a letter.
This book does not let up.
This book is awake.
This book is a wake.
For what is a record but a reckoning?
The capsule captured?
A repository.
An ark articulated?
& the poet, the preserver
Of ghosts & gains,
Our demons & dreams,
Our haunts & hopes.
Here’s to the preservation
Of a light so terrible. »
Ce sont donc des premières lignes poétiques, et même mieux, le premier poème du recueil écrit par la jeune poétesse afro-américaine Amanda Gorman, paru chez Fayard et traduit par Santiago Artozqui.
J’avais très envie de découvrir ses poèmes depuis le fameux jour où j’avais entendu « La colline que nous gravissons « lors de l’investiture du président Biden.
Je me posais un tas de questions : quel genre de poésie écrit-elle ? A quoi ça peut ressembler ? Oui, j’aime la poésie.
Quand la question de la parution en langues étrangères de » La colline…. » s’est posée, il y a eu une belle polémique, reprise en choeur sur les réseaux, dont je n’ai même pas envie de parler. A ce sujet, le traducteur français Artozqui, en parle très bien dans son interview (lien ici).
Au sujet de la technique, Artozqui se dit aussi frappé par : » la variété de ses expérimentations : elle essaye tout, le parlé-chanté, les jeux sur la disposition, la typographie (un poème sur la barre oblique, des poèmes-sms, des poèmes masques, un poème cachalot, un poème terre, un poème urne), l’étymologie, avec des textes très difficilement traduisibles, qui réclament tout un travail de transposition. »
Et en effet, on comprend tout à fait la difficulté de traduire certains poèmes. J’ai lu le recueil, pas d’une traite, mais en allant de poèmes en poèmes. J’ai trouvé qu’ils étaient vraiment maîtrisés (et oui, ils sonnent bien en français). Puis, je suis allée en lire certains en version originale, pour m’en imprégner d’une autre façon.
Gorman parle de l’actualité, parfois très précisément, de ce qui « nous » marque, la crise du COVID, par exemple. Elle emploie un « nous » à dessein. « Nous » aussi, pour parler des afro-américains, de la communauté. On sait qu’on marche sur des oeufs, ici en France avec ce mot/concept puisque bien souvent « communauté » est amalgamé à « communautarisme ». Mais, au-delà d’un communauté, Gorman parle de nous, humains, de nos vies, de la façon dont nous résistons, de la façon dont nous existons/survivons pendant une pandémie. Et là, le sujet est universel.
Ses mots frappent juste et les formes utilisées m’ont vraiment plu (même si je n’ai rien trouvé de spécialement original).
Elle parle également des émeutes raciales des années 1960, de l’esclavage ; elle fait un parallèle pandémie COVID/ grippe espagnole 1918, cite beaucoup, aussi. Les notes de de fin de volume sont précieuses.
Enfin, quoi de mieux qu’un autre extrait pour dire ce que j’ai aimé :
LA PUISSANCE SANS PAREIL D’UN CHEZ MOI
Nous en avions marre du pays,
Nous avions le mal du pays.
Ce masque à notre oreille
S’est accroché tout au long de l’année.
Une fois rentrés chez nous,
On se retrouvait haletants, en larmes,
à l’arracher comme un bandage,
Comme une gaze posée
Sur bouche béante.
Même sans visage un sourire peut
Nous élargir les joues,
Os par os,
Nos yeux se plissent
Délicatement comme du papier de riz
Devant une beauté tout aussi fragile –
Le blues chantant d’un chien,
Un écureuil qui s’aventure tout près,
La chute de la blague d’une personne aimée.
Notre masque n’est pas un voile, mais une vision.
Que sommes-nous, sinon ce que nous voyons dans l’autre.

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