Premières lignes — 21 février

 

Premières lignes

« Nous ne sommes pas contre vous, nous sommes avec vous. En fait, nous sommes bâtis pour vous, tout comme vous êtes bâtis pour nous, afin que nos faibles petites jambes puissent pendre sur votre poitrine et nos queues sur vos dos. Exactement comme vous portez si souvent votre progéniture quand elle est faible. C’est une joie. Semblable à une promenade.
Vous serez libres. Vous aurez un lit. Vous aurez un robinet et une étagère. Nous vous complimenterons si vous faites les choses assez vite et si vous ne faites pas les difficiles. Nous masserons vos jambes et masserons vos pieds, à vous, à tous les Sams et à toutes les Sues, et vous, les Sams, vous avez intérêt à bien vous tenir.
Vous nous appelez extraterrestres, bien que nous habitions votre monde depuis des générations. « 

La monture par Emshwiller

Je viens donc de terminer la lecture de « La Monture » (The mount ») roman dystopique de Carol Emshwiller édité chez Argyll. Paru en 2002, il n’avait jamais encore été traduit  (la traduction est de Patrick Dechesne et est à saluer). Ce roman a reçu le Prix P. K. Dick en 2003.
Ceci dit, le roman est court, se lit plutôt bien (je n’ai pas ressenti de mal, pour ma part), et dès les premières pages, j’ai été happée, sentant que tout démarrait bien… 
Mais avant tout, un point sur l’intrigue et sur les thèmes.

Résumé : Charley est un humain, mais Charley est surtout un animal apprivoisé.
Sur une Terre devenue leur monde d’accueil, les Hoots, des extraterrestres herbivores, ont transformé les humains en montures. Charley, jeune garçon sélectionné pour ses mensurations et ses capacités reproductives, est destiné à devenir l’une d’entre elles ; mieux encore, il est entraîné quotidiennement car promis à un futur dirigeant hoot, celui qu’il appelle Petit-Maître.
Cependant, sa rencontre avec Héron, son père libre et réfugié dans les montagnes, va chambouler son être, ses certitudes, sa destinée.

L’ouverture du livre se fait par la voix d’un Hoot, donc. Puis nous suivrons par la suite le point de vue de Charley (Smiley, son nom de monture) qui a 11 ans au début du livre, 13 à la fin. C’est donc un point de vue de pré-adolescent, presque encore enfant, assez naïf, peu cultivé (les humains savent rarement lire et écrire et quand ils ont appris, ont peu l’occasion de le faire). L’angle est biaisé aussi par le fait que Charley considère son état de servitude comme un bienfait. Lorsqu’il est libéré par son père, Héron et va vivre ensuite chez les Sauvages (les Humains qui refusent de servir de montures et vivent dans la nature) , Charley n’a qu’un souhait : retrouver le confort, la vie quotidienne même si c’est pour servir de monture, subir les brimades et vivre emprisonné. On suit  donc la complexité de son développement lors de sa vie hors du conditionnement des Hoots.  Son langage se précise ainsi que sa pensée (magnifiquement retranscrit par l’autrice ; j’ai pensé un peu dans un autre ordre d’idée à « Des fleurs pour Algernon » pour l’exercice littéraire).
De fait, Charley se trouve à un âge charnière : l’adolescence. Ses idées s’aiguisent. Il n’est pas le seul car il s’est enfui avec celui qui est destiné à devenir son maître, le Hoot : Petit-Maître, lui-même un enfant (on peut assez logiquement penser que tous deux sont plus ou moins du même âge ou, du moins, qu’ils sont au même stade de développement). Lui aussi, loin de la société Hoot, va prendre ses distances. Il va même muscler ses jambes et marcher ! (là, bémol : on se demande pourquoi les Hoots n’y ont jamais songé avant, ces petits paresseux, plutôt que de s’embêter à asservir des couillons d’humains, mais bon…).
Les thèmes tournent autour des relations  de maître à esclave, de dominant à dominé, bien sûr mais aussi du fait de grandir, de s’affranchir ou pas de son éducation, de trouver sa propre voie, d’aller vers l’Autre. La violence tient une grande part,  avec un étrange côté freudien,  tant que j’y pense (la relation entre Charley et Héron ; Charley qui veut à tout prix tuer son père,. .. je n’en divulgue pas plus).
Mais ce qui touche aux révoltes contre l’oppresseur (les Sauvages s’organisent contre les Hoots) se conclut par des issues assez dérangeantes.
On en arrive au côté dérangeant du roman : la fin. J’ai longtemps réfléchi. Est-ce vraiment si  complexe que cela ? Est-ce vraiment vouloir sortir de la zone de confort que les lecteurs auraient préférée ? Ou tout simplement une porte de sortie facile, considérée comme un peu mièvre et aisée ?
Finalement, cette conclusion adopte un parti-pris, « coupons la poire en deux, il n’y a ni méchants, ni gentils, tout le monde va s’aimer ».  Et c’est le choix de Charley, qui est très jeune, qui a été endoctriné et qui ne va pas non plus tout rejeter d’un coup. C’est le choix de Petit-Maître qui se trouve dans la même situation.

Je respecte évidemment le choix de l’autrice.  Bien sûr, nous sommes dérangés mais ça, c’est le rôle de la littérature. Je considère également que Carol Emshwiller  a pleinement réussi son coup. J’encourage donc à lire ce roman, qui dérange même si quelques passages sont un peu bancals.

Pourtant je ne suis pas satisfaite de ma lecture à cause de la fin, sans doute (sûrement) parce que ce roman résonne trop d’échos d’esclavage… (et je me tairais parce que ça devient personnel mais nous avons tous et toutes  nos limites et des sujets qui nous touchent : j’ai détesté chaque mot des dernières pages  qui donnent la part belle aux oppresseurs).

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