Premières lignes — 24 janvier

Premières lignes pour une relecture :

« Nous étions couchés dans les herbes folles qui poussent sur la colline du verger et, de là, nous voyions tout. L’air était pesant, presque immobile, rempli du bourdon estival des insectes. Autour, il y avait le parfum mêlé des graminées et l’odeur douceâtre des pommes qui mûrissent. Suspendus aux branches chargées de fruits, des charmes d’osselets gravés tintaient mélodieusement pour éloigner les oiseaux et la grêle. Face à nous se dressaient Corne-Colline et les murailles sombres de la cité de Corne-Brune, grassement engoncées dans la poussière que soulevaient les charrettes de la route des quais. Enfin, au bout du chemin sale que nous surplombions, derrière le petit port fluvial, la Brune coulait paresseusement. À mes côtés, Cardou croquait à pleines dents dans une pomme encore trop verte, tandis que Merle jouait un air badin sur son pipeau. Et Brindille, dont nous étions tous les trois amoureux, Brindille souriait. Nous avions le ventre plein.
Je devais avoir un peu moins de huit ans. C’est mon premier véritable souvenir. »

La première fois que j’ai lu ces lignes, c’était fin 2019. J’ai passé les derniers jours de l’année, accrochée à ce livre, captivée par les mots, hypnotisée par les phrases qui s’enchaînaient avec tant de grâce et de fluidité, me délectant comme un chat au soleil. Et quand j’ai reposé ce qui est un beau pavé, 600 pages plus tard, en prenant mon temps, ce qui est de temps à autre rare, j’ai su… que je ne pourrais pas écrire une chronique. Non. Pas là, pas tout de suite.
Pas juste après cet enchantement. C’était trop neuf, trop à vif encore.
Et surtout, quoi ? Un paquet de banalités.
Je me suis dit alors que j’allais faire « respirer » ma lecture.
2020 a débarqué avec un cortège de bouleversements.  Aussitôt, je me suis plongée dans le second tome.
Car, L’enfant de poussière, que j’avais découvert un peu après tout le monde, n’est que le premier de ce qui est annoncé comme une série de 7 livres : le cycle de Syffe. 

C’est via  le point de vue de Syffe  que nous allons aborder les complications d’un monde tiraillé par des dirigeants dont le jeune garçon n’a, au début, aucune connaissance. Et pourtant, bien malgré lui, il va être amené à être mêlé à des imbroglios politiques qui ne vont pas l’épargner — ni lui ni ses jeunes compagnons de l’orphelinat Tarron.
En effet, à la ferme de la veuve Tarron, quatre orphelins,  Cardou, Merle, Brindille — la seule fille, celle qui mène la petite bande des garçons — et enfin, Syffe.   Ou comme dirait la veuve : « le syffelin ». Car « syffe », ce n’est pas un prénom réel, mais le nom d’un des peuples des Clans, des nomades que les habitants de Corne-Brune traitent comme souvent de « teintés » (et je dois dire que tout cela a eu de nombreux échos en moi, histoire de famille et de métissage oblige, note perso).  
Syffe a à peu près huit ans lorsque le roman débute : un enfant trouvé. Un gamin de nulle part.
Et ici, le roman des origines prend toute son ampleur, toute sa structure, car c’est ainsi que la narration va ensuite se construire et se développer. Je dis donc merci à Marthe Robert  (Roman des origines et origines du roman )— et je peux la citer enfin cette fois,  je sais que l’auteur l’a étudiée . A ce sujet , je le sais depuis la venue de P.K Dewdney  à Nantes en 2021 où j’ai failli sauter de joie sur ma chaise quand il en a parlé) mais il en avait parlé ici aussi : 

PKD : une théoricienne a formé ma pensée sur ce qu’est une histoire. Marthe Robert, dans Roman des origines et origines du roman, dit qu’il y a deux livres, et pas plus. Une fois qu’on a acté cela ou qu’on est prêt à s’en servir comme un outil pour décortiquer un objet littéraire, plus rien n’est bizarre, puisqu’il y a des codes communs. Pour elle, les histoires sont liées à notre développement intellectuel : on se raconte des histoires car on est un enfant qui grandit et qui doit apprivoiser le monde. On retrouve donc le bâtard œdipien et/ou l’enfant trouvé. Tous les enfants se les racontent. Le premier cas : je suis un élu, un être spécial, mais biologiquement finalement ma mère est ma mère. Et donc je fantasme un père autre. Dans tous les romans il y a la verbalisation d’un de ces fantasmes. (source)

 L’enfant de poussière a donc un déroulé qui pourra paraître « simple », un roman d’apprentissage comme on peut en lire. Au fil des pages, l’auteur tisse des liens, sèment des éléments qui, vont peu à peu constituer une trame bien plus dense  (oh, dans le tome 3 !) mais chut…)

Quant aux péripéties du jeune Syffe, elles sont nombreuses et rudes, mais elles tiennent beaucoup pour ce premier volume à celles, et je me répète,  du roman d’apprentissage,  façon  L’assassin royal(on pense à Robin Hobb et on cite souvent Fitz, à raison).   Syffe apprend, et va connaître des modèles qu’on peut voir comme des sortes de pères de substitution : le première-lame Hesse, le médecin Nahirsipal ou le guerrier-var Uldrick. De fait, il va interagir avec eux selon son avancée en âge et son degré de maturité. La façon dont Uldrick, en abusant de son autorité, l’incite à réagir, d’ailleurs, est intéressante et incite les lecteurs à réfléchir, sans pour autant donner de leçons.
Dans ce premier tome, s’esquissent rapidement les grandes lignes de la géopolitique en place et en mouvement de ce monde. Mais rien n’est trop pesant. Heureusement, car j’avoue que je décroche, et je l’ai fait,  à chaque fois, au moment des combats. Moins de guerres, plus d’aventures ?
J’ai apprécié la touche de magie qui est assez légère, mais  poétique. Elle se manifeste au travers des rêves de Syffe — et je ne peux pas en dire plus sous peine de tout raconter. Les passages sont absolument superbes. J’ai encore des phrases prises en note, tant elles m’avaient « parlé », ou plutôt chuchoté ; des descriptions de la nature à la Julien Gracq.
Finalement,  avec cette deuxième lecture, la tête un peu plus froide, je me suis demandé si les deux points qui m’avaient semblé un chouïa plus faible allaient le demeurer. Le premier concernait le manque de dialogues. Cette fois, et peut-être parce que je m’y attendais, je n’ai pas été ennuyée et j’ai éviter de pester (« mais pourquoi il ne les fait pas parler ! » )
Quant au second point, je pense que j’éprouve toujours la même gêne vis-à-vis de l’âge du personnage (Syffe) et de ses réactions. Alors, oui, je sais : le roman est censé être une chronique. Un Syffe plus âgé relate les souvenirs de l’enfant Syffe puis de l’adolescent et n’est donc pas très fiable. Je l’ai bien compris. Mais plus âgé, c’est-à-dire ?    À moi, il ne me paraît pas très très âgé, ce Syffe qui raconte son enfance. Il me paraît être un homme adulte, mais pas un vieil homme, par ex. Et même s’il plaque son ressenti d’adulte trentenaire/quarantenaire (je ne sais pas, mais je ne lui donne guère  plus), sur celui de son « moi » enfant, il reste que quelque chose ne « sonne » pas totalement juste. Ou alors, mettons que cela aurait semblé plus véridique si Syffe avait eu dès le départ quelques années de plus, entre 11 et 12 ans. Un enfant qui grandit dans les conditions décrites, effectivement, mûrit plus vite. Mais j’ai toujours l’impression qu’il existe un décalage entre l’âge donné à Syffe (8 ans au début, 12 ou 13 à la fin) et son âge réel, celui qu’il semble plutôt avoir au vu de ses réflexions, réactions, connaissances, etc. Après, c’est un point de détail et je chipote.
Ou bien, est-ce un biais dû à l’origine de Syffe ? Nous mène-t-on en bateau ? (et je me fais sûrement un film, mais après tout, Syffe n’est sûrement pas celui qu’on pense, non ?). 🤨
Je vais clore mes élucubrations en disant que, oui, mille fois oui, il faut lire ce roman. Il avait été mon grand coup de coeur.

 

Patrick K. Dewdney à la librairie l’Atalante ( Nantes )  le 9 septembre 2021

Résumé : La mort du roi et l’éclatement politique qui s’ensuit plongent les primeautés de Brune dans le chaos. Orphelin des rues qui ignore tout de ses origines, Syffe grandit à Corne-Brune, une ville isolée sur la frontière sauvage. Là, il survit librement de rapines et de corvées, jusqu’au jour où il est contraint d’entrer au service du seigneur local. Tour à tour serviteur, espion, apprenti d’un maître-chirurgien, son existence bascule lorsqu’il se voit accusé d’un meurtre. En fuite, il épouse le destin rude d’un enfant soldat.

L’Enfant de poussière

Patrick K. Dewdney

Au Diable Vauvert – 620 pages
Folio SF

 

 

 

5 réflexions sur “Premières lignes — 24 janvier

    • Je ne peux que te la conseiller : si tu aimes Hobb, ça devrait être tout bon et c’est français 🙂 Bon, j’ai vu que tu étais dans l’Assassin royal et dans Sanderson ; que tu voulais lire Lyonesse, mais oui, Le Cycle de Syffe, c’est la prochaine étape ! Surtout que ça sera plus actuel, pour les thématiques que Lyonesse, malgré toute l’affection que j’ai pour l’imagination de Jack Vance ….

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      • Je veux découvrir beaucoup trop de cycles de fantasy en même temps ha ha 😂 Après j’ai tendance à les étaler sur la durée, donc ce n’est pas trop grave d’un point de vue submersion de livres à lire ^^
        C’est aussi parce que justement c’est français que ça m’intéresse encore davantage : ça fait plusieurs fois que je croise cette série dans les rayons de différentes librairies avec toujours des petits mots des libraires qui ont adoré 😀

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        • C’est sans doute le « problème » avec la fantasy et la Sf : il y a toujours des cycles à lire ! Et quand on les aime, on les relit. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai lu/relu Dune, même si je suis moins enthousiaste ou, disons plus critique maintenant (la technique narrative, pas l’histoire en elle-même). Fondation, idem (d’ailleurs, je le relis). L’assassin royal, je ne m’en lasse pas. Harry Potter, ça fonctionne toujours très bien.
          Ewilan, parce que Bottero avait une écriture magique.
          Je ne suis jamais fatiguée de Sanderson (je n’ai pas fini les archives de Roshar).

          Le cycle de Syffe : il mérite tout le bien qu’on en dit. J’ai fini le troisième tome en décembre et ça promet…

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